Graves rouges
L'heure des
retrouvailles
par Jacques Dupont
L'histoire est connue : pour se réconcilier, il faut
commencer par se fâcher. Et de ce point de vue, avec l'aide
de quelques fortes personnalités que ce terroir recèle,
les gens des Graves avaient bien fait les choses. Avant la fâcherie,
il y avait un vaste territoire, allant des portes de la ville de Bordeaux
jusqu'au sud de Langon. Au nord, malgré le grignotage urbain,
la réputation était forte, avec comme tête de
pont Haut-Brion, désigné premier cru classé en
1855, en même temps que les médocains. C'était
le moins que l'on pouvait faire : Haut-Brion avait été
historiquement le premier, au XVIIIe siècle, à se distinguer
comme tel, à travailler à sa reconnaissance, à
développer ce qu'on appellerait aujourd'hui une stratégie
de marché export. Autour, du côté de Pessac et
de Léognan, quelques noms célèbres : La Tour-Martillac,
Pape-Clément, Haut-Bailly, etc. Ceux-là n'étaient
pas classés mais méritaient de l'être. Ce qui
fut fait en 1953 et confirmé en 1959. Le germe de la querelle
était alors dans le fruit. Tandis qu'au nord on reconstruisait
vignobles et réputation, au sud, sans cru classé pour
servir de leader, on pratiquait une agriculture de la vigne produisant
blancs secs et doux, rouges faciles destinés pour beaucoup
aux citernes du négoce. « Ici, nous racontait autrefois
un des protagonistes, il n'y avait pas de dynamique de groupe. La
chaleur de la relation humaine ou la palombe passent avant l'équation
économique ; des coins où l'on prend le temps de vivre,
d'arrêter le tracteur un quart d'heure pour parler. »
Entre Nord entreprenant et urbain, et Sud paysan et presque gascon,
la guerre de sécession attisée par quelques généraux
aux humeurs peu compatibles éclatait dans les années
80.
En 1985, aucune personnalité
du Nord n'est élue au bureau du syndicat rassemblant l'ensemble
des propriétaires et dominé largement par le vaste Sud.
C'en est trop, ceux du Nord créent leur propre structure et
obtiennent, en 1987, une appellation pessac-léognan. Depuis,
celle-ci n'a cessé de progresser, multipliant par deux les
surfaces plantées, et, entraînée par le groupe
des crus classés, haussant la qualité.
Restait à ceux du
Sud leur appellation graves, et le besoin pour survivre de rattraper
le temps perdu. Ce qui ne pouvait se faire en un jour sur un territoire
de 3 600 hectares comprenant 340 exploitations. Rapidement, une petite
élite se formait. On y rencontrait Denis Dubourdieu, professeur
d'oenologie à la faculté de Talence et grand spécialiste
des vins blancs ; la famille Lévêque - Henri Lévêque,
ancien président des courtiers, avait constitué un domaine,
Chantegrive, en rachetant des parcelles, 63 actes notariés
furent nécessaires pour rassembler 80 hectares ; les Ardurats,
de Château Magneau ; Roland Belloc, de Château Brondelle
; les Dubrey, de Château d'Ardennes, et quelques autres. Au
total, ceux qui se distinguaient dans les dégustations se comptaient
sur les dix doigts... Et ce pendant longtemps. « En 1998, raconte
un vigneron, à la question voulez-vous faire quelque chose
pour améliorer les graves 48 % ont répondu non. »
Il est à parier que, dix ans plus tôt, ils auraient été
70 % à faire la même réponse.
« C'est en train
de changer, commente Dominique Haverlan, président de l'appellation
graves. Les dégustations révèlent plus d'homogénéité.
Depuis deux ans, il y a une émulation stimulante et nous sommes
beaucoup moins en retrait qu'autrefois. » Cette émulation,
les responsables du syndicat aimeraient bien la traduire en termes
de classement. « On est en pleine réflexion, nous avions
pensé à une hiérarchisation des terroirs, mais
c'est mission impossible, car nous avons une mosaïque de parcelles
qui sont ensuite assemblées dans les châteaux ; si l'une
était classée et pas l'autre, comment ferait-on ? »
Autre voie possible : un classement des marques, style crus bourgeois
du Médoc. C'est la totalité du château qui obtient
une sorte de label. Ou encore : la réouverture du classement
ancien - celui de 1953 confirmé en 1959 - avec la possibilité
pour de nouveaux crus d'y accéder. Mais là, il faut
l'accord et la complicité de ceux du Nord, classés et
non classés de pessac-léognan. Les premiers, qui n'ont
rien à y gagner, sont « contre mais pas trop »,
comme le dit un vigneron du Sud. Les seconds, qui se voient déjà
figurer dans le tableau du classement, sont franchement pour. Condition
nécessaire pour qu'une de ces grandes manoeuvres aboutisse
: la réconciliation entre Nord et Sud. C'est en bonne voie,
même si chez les anciens ce n'est pas « embrassons-nous
Folleville ». Un Conseil des vins de Graves s'est créé,
qui rassemble les crus classés, les pessac-léognan et
les graves, bref, toute la famille. Le Conseil édite des brochures
présentant l'ensemble et organise des manifestations communes.
Et le Sud continue, pour sa part, son travail de remise à niveau,
aidé en cela par l'arrivée de nouveaux propriétaires
ou fils d'anciens de retour au bercail. « Ils ont une autre
histoire, ils ont vécu d'autres choses, ils voient le vin autrement
et créent une nouvelle ambiance », commente Paul Ragon,
membre du bureau de l'appellation. Un bureau qui a lancé depuis
trois ans le Trophée des crus de Graves, rassemblant 80 dégustateurs,
membres de l'Union des oenologues et viticulteurs. Ils désignent
les meilleurs vins dans les catégories rouges, blancs secs
et graves supérieurs (de doux, il s'en fait de moins en moins).
« De telles manifestations permettent déjà qu'on
parle de nous, mais c'est surtout l'occasion pour les vignerons de
goûter ce que font les autres et de pouvoir comparer. »
La petite élite des débuts s'est singulièrement
élargie, sans pour autant que les graves sombrent dans la course
à l'hyperconcentration et au bois neuf, comme c'est parfois
le cas ailleurs dans le vignoble bordelais .
Fiche signalétique |
Surface : 3 600 ha au total
dont 2 200 de rouges et 1 400 de blancs.
Situation : au sud de Bordeaux, rive gauche de la Garonne,
dans une zone assez étendue d'environ 50 km de long sur
20 à 30 de large. Un vignoble très clairsemé,
réparti entre les forêts de pins et les cultures,
et qui encercle Sauternes au sud.
Sols : par définition, les graves constituent
la partie supérieure, ce sont des graviers ou des petits
galets roulés par les eaux qui s'étalent sur une
hauteur variable de 50 cm à plus de 3 m. Au-dessous,
suivant les zones, on trouvera du calcaire ou des argiles, parfois
des sables.
Cépages : essentiellement cabernet-sauvignon,
merlot et cabernet franc. Le malbec et le petit-verdot sont
très minoritaires.
Millésimes :
99 : des vins tendres, fruités, bien ronds,
sans faiblesse, un millésime fait pour être bu
assez rapidement.
98 : très bon millésime, bien équilibré,
fait pour la garde.
Bon usage : le graves est un vin délicat, plus
en finesse qu'en puissance, et ne supporte ni les températures
de service élevées (pas plus de 18o) ni les
plats épicés. La volaille, les viandes rôties
lui conviennent plus que les mets en sauce.
Remarque : en 1987, les surfaces en blanc et en rouge
étaient presque équivalentes. En quelques années,
les rouges ont pris largement le dessus (plus de 60 %). Le
phénomène suit la demande du consommateur, qui
boude les blancs de Bordeaux. La région des graves
connaît pourtant de belles réussites gustatives
dans cette couleur. Les graves blancs s'exportent pour moitié
des volumes. Pour les rouges, en revanche, la France absorbe
cinq fois plus que ce qui est vendu à l'étranger.
|
La cheminée
en furie |
Le grand homme des Graves, c'est
Montesquieu, seigneur de La Brède, propriétaire
et vigneron avisé, assurant lui-même la promotion
de ses vins, défendant auprès du roi la liberté
de planter pour les viticulteurs. Jean-Vincent Coussié,
propriétaire du Château La Blancherie, lui a consacré
un livre étonnant qui nous fait découvrir un Montesquieu
fort mal connu :
« Un jour, par un très grand froid, il vit un de
ses employés assis dehors sur son banc. Montesquieu s'approcha
et lui demanda :
- Mais que fais-tu là dehors par un si grand froid ?
- C'est que, monsieur le baron, il y a la cheminée qui
fume, répondit l'employé.
Montesquieu, voulant s'en assurer, entrouvrit la porte ; aussitôt,
il entendit une voix de femme en furie qui hurla : "Dehors vilain,
je ne veux pas te voir, si tu rentres tu as du balai, dehors..."
Alors Montesquieu referma la porte et regardant son ouvrier
lui dit :
- Mon pauvre ami, j'ai souvent vu fumer des cheminées
mais je n'en avais jamais encore entendu qui fasse autant de
bruit... »
« Montesquieu », de Jean-Vincent Coussié,
Château la Blancherie 33650 La Brède |
Franck Bonnet, Château
Respide |
Le Sud, Franck Bonnet le revendique
: « A Bordeaux, on se prend plus au sérieux, ici
on est déjà plus landais, plus festif, un peu
gouailleur. Le vin, c'est naturel et c'est la fête. J'aurais
du mal à partir, j'ai été élevé
dans cet esprit de paysan gascon. » Château Respide
était surtout connu autrefois pour ses blancs doux qu'on
produisait à profusion :
« Au moment de la crise, dans les années 70, on
s'est tourné vers les rouges. Je suis revenu en 1983
et, depuis 1990, je m'occupe de la propriété.
Je trouvais les vins un peu trop secs et j'ai travaillé
sur la rondeur, c'est pour cela qu'on a créé la
cuvée Callipyge, en référence à
Vénus... » |
José Rodrigues-Lalande,
Château de Castres |
Il fait partie des nouveaux venus,
ceux dont on dit au syndicat d'appellation qu'« ils changent
l'ambiance et les mentalités ». José Rodrigues-Lalande,
40 ans, ingénieur chimiste et oenologue, fils d'un propriétaire
dans le Douro, là où s'élabore le porto,
était directeur France de Vinocor, deuxième fabricant
de bouchons mondial. En 1996, il a choisi de devenir vigneron
dans les Graves, où était implantée déjà
sa belle-famille. Depuis 1998, il se consacre totalement à
sa propriété, cultivée sans désherbants
et dans l'esprit d'un cru classé. « Mon objectif,
c'est de ne pas polluer et de faire le vin le plus naturel possible. » |
72 vins dégustés
dégustés à l'aveugle (sélection)
* Moins de 40 F |
Millésime 99
16 - Château Magneau
33650 La Brède - 05.56.20.20.57.
Nez épicé, rose, mûre, très séduisant,
bouche bien ronde, beaucoup de fraîcheur, tanins serrés
et délicats, encore très jeune, beau fruit, belle
réussite dans le millésime. 53 F.
15,5 - Château du Tourte
33210 Toulenne - 05.56.63.23.30.
Nez épicé, violette, résine, note boisée,
bouche onctueuse de merlot mûr, plein, gourmand sans
perdre en finesse, long, joli fruit, belle harmonie. 65 F.
15 - François Dubrey
Château d'Ardennes - 33720 Illats - 05.56.62.53.66.
Nez épicé, floral, pivoine, bouche dense, riche,
onctueuse en attaque, plus refermée après. Un
peu austère pour le moment mais un ensemble prometteur
; il devrait commencer à s'ouvrir vers 2002/2003. 65
F.
14,5 - Château Le Bourdillot
Dominique Haverlan - 33640 Portets - 05.56.67.52.76.
Cuvée Prestige. Nez fruité, cerise noire. Rond
en attaque, élégant, tannique, bien structuré,
solide, la présence du cabernet lui confère
un côté un peu sévère qui évoluera
vers la finesse avec le temps. 68 F.
14 - Jean-Michel Cazes
Villa Bel Air - 33650 Saint-Morillon - 05.56.20. 29.35.
Nez très ouvert, fruits noirs, bouche ronde, souple,
tendre, tanins fondus, déjà assez plaisant.
67 F.
14 - Château Langlet
33650 Martillac - 05.57.97.71.11.
Nez fruité, résine et cerise, bouche bien ronde,
très merlot, souple, gourmand, tanins pas tout à
fait fondus en finale. 60 F.
Millésime 98
17 - Château de Castres
José Rodrigues-Lalande - 33640 Castres - 05.56.67.51.51.
Nez de noyau, cerise, épices douces, fruits noirs,
tanins soyeux, trame serrée, une matière de
grande qualité, solide sans sacrifier l'élégance.
Ce qu'on espère d'un graves. A attendre 3 ans. 72 F.
16,5 - Dominique Haverlan
Vieux-Château-Gaubert - 33640 Portets - 05.56.67.52.76.
Nez fruits noirs, touche de boisé pas encore intégrée,
bouche onctueuse, tanins serrés et fins, du fruit,
une sensation crémeuse, finale violette, Zan. Très
gourmand. 78 F.
16 - Jacques Perromat
Château Beauregard-Ducasse -33210 Mazères
-05.56.76.18.97.
Cuvée Albert Duran. Nez séduisant, floral et
fruits rouges, très frais, bouche ronde, tendre, tanins
veloutés, long, équilibré, finale réglissée.
Joli modèle de graves. 65 F.
16 - Franck et Pierre Bonnet
Château Respide 33210 Roaillan -05.56.63.24.24.
Cuvée Callipyge. Nez de fruits noirs, mûre, violette,
fine touche de boisé qui se fond dans l'ensemble, tanins
soyeux en bouche, structure délicate et élégante,
bonne longueur, finale réglisse. 60 F.
*Egalement Château Le Pavillon-de-Boyrein,
15 - au nez de prune rouge, gras, rond, très
merlot mûr, onctueux, gourmand mais avec de l'élégance.
A boire plus jeune. 37 F.
15,5 - Château du Grand Bos33640 Portets
-05.56.67. 39.20.
Epices et fruits noirs, beaucoup de matière en bouche
qui s'exprime en puissance et en densité. Tanins serrés
et veloutés, arrondis par un élevage en bois
assez sensible mais qui se fond, bonne longueur. 77,50 F.
15 - Christian Médeville
Château Respide-Médeville 33210 Preignac -
05.56.76.28.44.
Nez épicé, résine, bouche tendre, souple,
tanins serrés et soyeux, vin encore très jeune
mais racé et long, bien équilibré. Attendre
2004. 99 F.
15 - Château Rahoul
33640 Portets - 05.56.67.01.12.
Négociant en Champagne, Alain Thiénot a racheté
en 1986 ce domaine, qu'il a porté d'année en
année à un haut niveau. Nez ouvert, touche chocolatée,
boisé très discret, bouche dominée par
les saveurs du merlot bien mûr, rond, tendre, tanins
veloutés, finale épicée. A boire dans
deux ans. 93 F.
15 - Château de l'Hospital
Vignobles Lafragette - Château Loudenne - 33340 Saint-Yzans
- 05.56.73.17.80.
Nez de fruits rouges, épices, violette, bouche douce
marquée par les tanins gourmands du merlot, boisé
présent mais délicat et ne dominant pas, bonne
harmonie. 73,50 F.
15 - Château Magneau
33650 La Brède - 05.56.20.20.57.
Nez résine, cèdre, fruits noirs, muscade, bouche
aux tanins fondus, bonne densité mais sans agressivité,
élégant, bonne longueur. 51 F.
14,5 - Château Saint-Robert
33210 Pujols-sur-Ciron - 05.56.63.27.66.
Cuvée Poncet-Deville. Nez marqué par l'élevage
en barriques neuves, vanille, brioche, panettone, bouche ronde,
souple ; le fruité est moins dominé qu'au nez
et commence à évoluer vers des arômes
complexes ; bonne matière, tanins délicats.
Un peu moins de bois neuf ne nuirait pas à son élégance.
90 F.
14,5 - Château Ludeman
La Côte - 33210 Langon - 05.56.63.07.15
Petit domaine de 3 ha de vieilles vignes. Nez épices
et violette, bouche tannique, encore peu fondue, solide mais
des tanins de qualité, une rusticité agréable
et surtout un vin de garde qui devrait s'affiner. NC.
14 - Bernard Réglat
Château La Gravelière - 33410 Monprimblanc
- 05.56.62.98.63.
Cuvée Prestige. Nez marqué par l'élevage,
tanins gras en bouche, rond, épicé, moins boisé
qu'au nez, bonne matière, fruité en finale.
50 F.
14 - Bruno, Dominique et Pascal Guignard
Château Roquetaillade-La Grange - 33210 Mazères
- 05.56.76.14.23.
Nez grillé, assez marqué par l'élevage
en barriques, bouche douce, veloutée, tanins de qualité,
bon équilibre. 61 F.
14 - Château de Cardaillan
33210 Toulenne - 05.56.62.36.86.
Propriété de la comtesse de Bournazel, à
qui appartient le splendide (et délicieux en 2000)
Château de Malle, en sauternes. Nez assez fin dominé
par des arômes de confiture de cerise, rond, souple,
bien fruité, tanins du cabernet pas encore fondus.
Pour 2003. Environ 50 F.
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© Le Point - 07/09/2001 - N°1512
- Spécial vins 2001 - Page 158
- 2613 mots
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steph.poulart@free.fr
Nous attendons de vos nouvelles!
Texte Jacques Dupont et réalisation
Stéphane
Poulart .
Mise à jour 10.09.2001
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